UNE RÉFLEXION DES JÉSUITES D´HAITI SUR LA CRISE DANS LE PAYS

Jean Denis Saint Félix, S.J. Supérior du Territoire contribue avec le point de vue des jésuites à la conversation d´une solution à la crise que traverse le pays.

QU’EST-CE QU’ON PEUT ATTENDRE DE LA COMMUNAUTE INTERNATIONALE POUR SORTIR HAÏTI DE L’ABIME AUJOURD’HUI ?

« Le point de vue des Jésuites d’Haïti »

Le drame que vit Haïti depuis déjà de nombreuses années prend aujourd’hui des dimensions inédites. Sa descente aux enfers s’accélère surtout depuis l’assassinat du Président Jovenel Moise, le 7 juillet 2021. Sans autorités légitimes, avec ses institutions régaliennes effondrées et sa souveraineté territoriale hypothéquée à cause de la montée en puissance des gangs armés, l’État haïtien se trouve dans l’incapacité absolue de remplir les fonctions essentielles que lui impartit la Constitution. On assiste impuissant au triste spectacle d’une société paralysée, déchirée par la violence des gangs et aux prises avec des problèmes de tout genre. Une situation proche de l’anarchie. Faut-il, pour s’en sortir, se tourner vers la Communauté Internationale ? Les conditions historiques même de la naissance de la nation et l’expérience négative des Haïtiens avec la communauté internationale, notamment les Nations Unies, nous laissent perplexes et méfiants. Pourtant, dans les circonstances actuelles, un appui international, solide et déterminé à Haïti, semble incontournable. Mais quelle forme doit-il prendre pour dépasser les erreurs du passé, et aider vraiment le peuple à sortir enfin de ce bourbier ? Quel soutien les Haïtiens attendent-ils de la communauté Internationale ?

I.- ENGAGEMENT DE LA COMMUNAUTE INTERNATIONALE ENVERS HAÏTI :  UNE URGENCE

Face à l’impuissance de l’État et à la faiblesse d’une société civile désemparée et compte tenu de la responsabilité de la communauté internationale et son implication dans la crise haïtienne, il devient de plus en plus évident pour les différents groupes sociaux qu’une solution définitive passe nécessairement par l’engagement sérieux et sincère de la part de la communauté internationale.

Des pans entiers du territoire national sont sous l’emprise totale des bandes armées et échappent totalement au contrôle de l’État. Les cas de kidnapping se multiplient de façon exponentielle : plus de quatre (4) par jour dans la seule région métropolitaine de Port-au-Prince. Environ 600 assassinats et victimes d’affrontements entre bandes armées sont enregistrées dans la capitale durant le mois de juin ; plusieurs milliers de personnes sont forcées d’abandonner leur lieu de résidence, fuyant la violence aveugle de ces gangs.

Tout porte à croire qu’Il existe une réelle connexion entre les chefs des gangs et le gouvernement, des secteurs politiques et du monde des affaires. Ils se convertissent en un véritable instrument politique au service de l’équipe au pouvoir. L’implication du crime organisé international (la drogue, le commerce des armes) dans l’activité des gangs vient compliquer encore davantage la situation.

Bref nous assistons à la paralysie totale d’une société dont les principales activités économiques, sociales, culturelles sont littéralement bloquées. Les petites et moyennes entreprises sont effondrées et la classe moyenne, humiliée et appauvrie, à cause, entre autres, des lourdes rançons exigées lors des kidnappings. Le lien social est brisé au sein d’une population plongée dans la psychose et traumatisée.

L’Inflation galopante, la grave dévaluation de la monnaie nationale, la hausse du prix du carburant, le chômage de masse etc. expliquent la pauvreté extrême qui affecte plus de la moitié de la population et le début d’une grave crise humanitaire. D’importantes vagues migratoires, issues également des classes moyennes, affluent vers la République Dominicaines et les autres pays de la région. Ce qui constitue une menace réelle pour la sécurité intérieure de ces États. La presse dominicaine en fait écho chaque jour ; et plusieurs secteurs de la société lèvent la voix pour dénoncer l’arrivée massive des Haïtiens et demander à l’International d’aider Haïti à sortir de ce bourbier qui menace leur propre vie.

Par ailleurs, la Police Nationale d’Haïti, principale institution chargée de garantir la sécurité des citoyens, est dysfonctionnelle. Sous équipée, en nombre nettement insuffisant, rongée par la corruption, plus de 15 % de ses membres, de simples policiers aux cadres supérieurs, sont en lien avec les gangs armés. D’autant plus, on ne dispose pas d’information sur les capacités réelles des prétendues Forces Armées d’Haïti, remobilisées, il y a trois ans, par Feu Jovenel Moise.

La classe politique, épuisée, divisée, décriée et décrédibilisée, est incapable de trouver un Accord général, consensuel, susceptible de sortir le pays de l’impasse. Pour sa part, la société civile, par la politisation de la société, peine encore à trouver sa vraie voie et n’arrive pas à s’organiser et faire des propositions de sortie de crise viables. Les populations pauvres des bidonvilles et d’autres secteurs sociaux, désillusionnées terrorisées, n’arrivent plus à se mobiliser pour revendiquer et dénoncer.

  1. RETICENCES ET ENJEUX STRATEGIQUES DE L’ENGAGEMENT DE LA COMMUNAUTE INTERNATIONALE ENVERS HAÏTI

Véritable paradoxe ! L’engagement réclamé à la Communauté Internationale n’élude guère la méfiance et la prudence de la population haïtienne à l’endroit de cette dernière. Une attitude pragmatique, traduisant un certain réalisme politique. Les Haïtiens demeurent encore fiers d’être la Première République Noire indépendante du monde et d’avoir été les protagonistes de la lutte pour la liberté au bénéfice des pays jadis colonisés, notamment ceux de l’Amérique Latine et même les États-Unis d’Amérique du Nord (Savanah). La prudence vis-à-vis des Occidentaux, nourrie de plus de trois siècles d’horreurs de la colonisation, figurait d’ailleurs dans les documents fondateurs des pères de la Nation au début du XIXe siècle.

L’échec cuisant des récentes et actuelles interventions de la Communauté Internationale en Haïti, reconnu publiquement par l’OEA dans sa récente déclaration, contribue à renforcer cette méfiance. Depuis environ trois décennies, les différentes missions de l’ONU, de la MICIVIH en passant par la MINUAH, la MINUSTAH, jusqu’à l’actuel BINUH, à côté de l’action de ses nombreuses autres agences sur le terrain (OCHA, PNUD etc.), n’ont guère retenu la chute vertigineuse du pays vers la pauvreté extrême, l’affaiblissement et le dysfonctionnement de ses institutions publiques, la prolifération des bandes armées, l’aggravation de la crise écologique et l’effondrement de l’Etat tout court. Le délitement de la société n’est autre que la conséquence des erreurs même de la Communauté Internationale, selon l’OEA ; il continue d’empirer au jour le jour sous son regard impuissant ou complice. L’ONU et les ambassades occidentales, regroupées dans le COR Group, ont toujours été au cœur des grandes décisions des gouvernements haïtiens durant ces dernières années. Il est donc impératif d’être lucide et de s’interroger sur les enjeux réels et la nature d’un appui de l’international à Haïti aujourd’hui.

 III- QUEL ENGAGEMENT CONCRET DE LA COMMUNAUTE INTERNATIONALE ENVERS HAÏTI DANS LA CONJONCTURE ACTUELLE ?

Le saupoudrage politique n’est plus de mise et les vieilles recettes ne doivent plus être recyclées.  De nouvelles stratégies doivent être imaginées et pensées avec des acteurs plus diversifiés : la société civile nationale et internationale, les universités, le secteur religieux, la classe politique, les élus et le gouvernement de facto. Quant à l’engagement de la communauté internationale, il devrait s’inscrire dans un nouveau paradigme et s’articuler autour d’un effort global, de sortir définitivement le pays de cette crise permanente.  Cette sortie définitive de la crise devra contempler les points suivants :

  1. Le respect absolu de la souveraineté nationale. L’efficacité d’une aide internationale à Haïti aujourd’hui exige de dépasser les erreurs de passé, dénoncées d’ailleurs par l’OEA et d’adopter des paradigmes nouveaux. Elle devra faire montre d’un respect scrupuleux de la souveraineté de l’État Haïtien et donc valoriser les acteurs haïtiens crédibles et honnêtes dans la recherche et la mise en œuvre des solutions stratégiques citées plus haut.
  2. Les réformes structurelles et structurantes. Les efforts de résolution de la crise et l’engagement de la communauté internationale s’inscriront sur un temps relativement long et doivent envisager un véritable dialogue national, la réforme judiciaire, la question constitutionnelle, la mise en place du Conseil Électoral Permanent, bref, une vraie réforme de l’État.
  3. Un gouvernement de réforme. L’engagement de la communauté internationale envers le peuple haïtien devrait faciliter un vrai dialogue socio-politique en vue de la mise en place d’un gouvernement de réforme capable de mener à bien les différentes réformes souhaitées par la société haïtienne.
  4. Le démantèlement des gangs armés et restructuration de la Police Nationale d’Haïti. Dans les meilleurs délais, la communauté internationale devra s’engager à nous aider à la difficile tâche de neutralisation et de destruction des gangs armés et la restitution de la souveraineté territoriale de l’État devront en étroite collaboration avec la Police Nationale d’Haïti. Un vaste programme de désarmement, efficace, doit être mis sur pied. Un accompagnement sérieux et une restructuration à la fois célère et profonde de l’institution policière doit être immédiatement envisagée.

En conclusion, parallèlement à ces réformes structurelles et structurantes, des mesures d’urgence et des programmes sociaux doivent être envisagés pour accompagner les couches les plus vulnérables de la population, confrontées à la famine, le chômage et la précarité de toute sorte. Cependant, alors que nous reconnaissons que l’engagement de la communauté internationale est incontournable, il est urgent que les Haïtiens et les Haïtiennes fassent un vrai sursaut national, assument leur propre responsabilité et affirment leur engagement citoyen. La société civile et les rares institutions encore fonctionnelles du pays doivent jouer leur vrai rôle, sans se laisser manipuler et se mêler directement dans la gestion politique. De plus, des initiatives citoyennes et des efforts de solidarité au niveau national doivent être encouragés pour renouer avec notre vraie identité de peuple libre et souverain.

Pour les jésuites d’Haïti

Jean Denis SAINT-FÉLIX, S.J

Supérieur des jésuites en Haïti

                                                                                                                                                                                                                                                                                                             Donné à Port-au-Prince, Haïti, le 12 août 2022.-